Le Décaméron ou l’humaine comédie, une conférence de la Dante
La projection du film des frères Taviani inspiré du Décaméron de Boccace, « Contes italiens », a été l’occasion pour la Dante de proposer ce jeudi 12 novembre 2015 une conférence de Christiane Michel sur le chef-d’œuvre de Boccace, conférence qui se veut une invitation à la lecture de ce recueil de nouvelles qui n’a rien perdu de son pouvoir de séduction.
Visiblement, Boccace est un auteur qu’aime et que connaît bien la conférencière, l’une des « trois couronnes », comme disent les Italiens, avec Dante et Pétrarque, qui sont à l’origine de la langue et de la littérature italiennes. Voir en Boccace seulement l’auteur de nouvelles licencieuses est bien réducteur, et ne rend pas justice à un écrivain porteur des contradictions de son siècle. Intempéries, famines, épidémies, guerres, étaient monnaie courante au XIVe siècle. Mais c’est aussi le siècle qui voit l’émergence d’une nouvelle classe sociale, celle des marchands intrépides qui installent leurs succursales en France, dans les Flandres, en Angleterre et dans tous les pays du pourtour méditerranéen, et des banquiers qui prêtent aux princes et aux rois. Giovanni Boccaccio, fils naturel d’un associé des Bardi – avec les Peruzzi l’une des deux grandes compagnies bancaires de l’époque – naît à Certaldo ou à Florence en 1313, et non à Paris comme il se plaisait à le dire. À 12 ans son père l’envoie faire son apprentissage à Naples, où les Bardi prêtaient au roi Robert d’Anjou. Mais la banque n’intéresse pas le jeune Boccace, pas plus que les études de droit que son père lui fait entreprendre ensuite. Ce qui lui plaît, c’est d’écrire des poésies, c’est de participer à la vie de la cour angevine, brillante et raffinée, de compléter sa culture latine. À Naples il rencontre Fiammetta, qui l’inspirera dans ses premières œuvres en langue vulgaire, c’est-à-dire en toscan, d’inspiration courtoise. Mais les choses se gâtent pour les Bardi. Son père est obligé de rentrer à Florence. Boccace espère que son ami Niccolò Acciaiuoli, qui occupe une place importante à la cour de Naples, pourra lui obtenir un emploi. Espoir déçu. Boccace devra lui aussi retourner à Florence en 1340. Il continue d’écrire, et la République florentine lui confie diverses missions diplomatiques. En 1348 la peste noire arrive à Florence, la maladie brise tous les liens sociaux et familiaux, la mort emporte la moitié de la population. C’est cet événement dramatique qui sert de point de départ au Décaméron. Sept jeunes filles et trois jeunes gens qui se sont rencontrés dans l’église Santa Maria Novella décident de fuir la ville ravagée par la peste et de se réfugier dans une villa sur la colline de Fiesole où ils rétabliront un monde d’ordre et d’harmonie. Pour occuper leurs journées, ils chanteront, danseront, joueront de la musique et raconteront des histoires, une par jour et par personne, pendant dix jours, d’où le titre de l’œuvre. Les sujets sont variés, mais on y retrouve les trois forces qui gouvernent le monde: la Fortune, l’Amour et l’Intelligence (l’ingegno). Les nouvelles se passent à Florence et en Toscane, mais aussi dans diverses villes d’Italie, en France, en Bourgogne, en Angleterre, dans les Flandres, dans tout le bassin méditerranéen. Certaines renvoient à une antiquité mythique, mais la plupart se déroulent « il n’y a pas très longtemps ». Les héros appartiennent à toutes les classes sociales: rois, princes, nobles, mais aussi bourgeois, marchands, banquiers, corsaires, médecins, juges, artisans, paysans, prostituées, et surtout religieux et religieuses, présents dans de très nombreuses nouvelles. On peut s’étonner de la relative mansuétude de l’Eglise envers le Décaméron (il ne sera mis à l’Index et expurgé qu’au moment de la Contre-Réforme) car les ecclésiastiques y sont décrits comme avides de pouvoir, avares, gourmands et surtout luxurieux. Mais Boccace n’était pas le premier à critiquer ainsi les hommes d’église, de grands saints, des évêques, des écrivains (Dante, Pétrarque) l’avaient fait avant lui. Ce que défend Boccace, c’est une morale naturelle. Les lois de la nature autorisent les femmes à avoir les mêmes désirs et besoins sexuels que les hommes et à les satisfaire librement, si leur époux n’est pas à la hauteur. L’amour est une force contre laquelle on ne peut lutter, qu’il s’agisse du simple instinct de reproduction ou de l’amour qui engage corps et âme. Très nombreuses sont les nouvelles qui montrent comment on peut se tirer d’un mauvais pas par une répartie bien placée, un bon mot, un raisonnement bien conduit; Boccace est du côté des amants et non des maris trompés, du côté des farceurs et non des victimes des « beffe » parfois cruelles. La seule chose qui est impardonnable, c’est la bêtise. Le Décaméron eut tout de suite un grand succès, les copies se répandirent, décorées de splendides enluminures (certaines de la main de Boccace), dans toute l’Europe, il fut traduit rapidement. Mais la rencontre avec Pétrarque à qui Boccace vouait une admiration sans bornes va l’amener à reconsidérer son œuvre en vulgaire comme peu propre à lui assurer la gloire, et il va se mettre à écrire en latin, des biographies d’hommes et femmes célèbres, de longues nomenclatures, la généalogie des dieux, etc…Malgré sa position d’auteur reconnu et les nombreuses « ambassades » dont il est chargé, en particulier auprès des papes en Avignon, Boccace voit son amour refusé par une noble veuve qui le tourne en dérision. Il réagira par un pamphlet d’une extrême misogynie, le Corbaccio, réquisitoire contre les femmes accusées d’être le mal incarné. Ce n’est pas la seule contradiction qui nous surprend chez Boccace. Alors qu’il reproche aux marchands de ne s’intéresser qu’aux biens matériels, il en écrit l’épopée dans son Décaméron. Alors que dans le Décaméron les religieux sont porteurs de tous les vices, voilà qu’à presque 50 ans il reçoit une « prébende », c’est-à-dire qu’ il devient clerc lui-même, le pape ayant levé à cause de ses « vertus » l’interdiction faite aux bâtards de recevoir les ordres (bien que père de cinq enfants illégitimes, morts semble-t-il en bas âge, il ne s’était jamais marié). À la fin de sa vie, la République de Florence lui propose de commenter en public la Divine Comédie, ce qu’il fera jusqu’au chant XVII de l’Enfer. Mais, malade, il se retire à Certaldo. L’annonce de la mort de Pétrarque lui porte un coup fatal, et il meurt à son tour en décembre 1375, un an et demi après son grand ami.
Homme du Moyen Âge ou de la Renaissance? Disons homme d’un Moyen Âge finissant, humaniste qui fit créer à Florence la première chaire de grec, créateur de la prose en langue vulgaire, et d’un genre, la nouvelle, qui aura de nombreux imitateurs et continuateurs. Dans le Décaméron Boccace a par moments des accents presque voltairiens. Mais il reste un homme de son temps, avec toutes les contradictions que cela implique. C’est surtout un admirable conteur, qu’on lit toujours avec plaisir aujourd’hui, quelqu’un qui a écrit dans son Décaméron un hymne à l’intelligence. Il n’y a pas de déterminisme social chez Boccace, quelles que soient leur naissance, leur condition, l’homme et la femme peuvent toujours éprouver de nobles sentiments et vaincre la Fortune adverse grâce à leur intelligence.