Pour nous, Français, l’Epiphanie est synonyme de galette des Rois, de réunions familiales et conviviales autour de celui ou de celle qui a trouvé la fève. En Italie, on ne « tire pas les Rois », mais le 6 janvier on célèbre cette fête religieuse par des cortèges et des processions en costumes, et dans la nuit du 5 au 6, une vieille sorcière qui chevauche un balai, laide mais généreuse, la Befana (déformation du nom « Epifania »), apporte des friandises et des jouets aux enfants sages, et du charbon aux polissons. Ceux d’entre vous qui sont allés à Brugherio, ville jumelée au Puy, ont peut-être remarqué qu’une rue est dédiée aux Rois Mages (Via Tre Re). C’est que Brugherio a des raisons particulières de célébrer ces « trois rois ». L’Evangile de Matthieu n’est pas très bavard à leur sujet, il parle de mages (c’est-à-dire de savants, d’astrologues) venus d’Orient, porteurs de trois cadeaux à l’Enfant Dieu, l’or, l’encens et la myrrhe, correspondant aux trois natures de Jésus, roi, Dieu et homme. N’étant pas juifs comme les bergers, ils ne reçoivent pas l’annonce directement par un ange, mais par une étoile (la comète), puisqu’ils connaissent la science des astres. Au fil des siècles, les évangiles apocryphes et différentes traditions rassemblées dans la Légende dorée ont enrichi peu à peu ces données de base et chargé ces trois personnages de valeurs symboliques, en en faisant des représentants de l’humanité et en leur donnant des noms, des âges, des couleurs de peau et des origines qui ont d’ailleurs évolué selon les époques. Sur les mosaïques byzantines de Ravenne ils portent des bonnets phrygiens car ils viennent de Perse, et déjà leurs noms – Melchior, Gaspard, Balthazar – sont indiqués mais ils ne correspondent pas aux âges qu’ils auront dans l’iconographie successive. On en fera des rois, on les fera venir des trois parties du monde connu, l’Europe, l’Afrique, l’Asie, l’un d’eux aura même la peau noire, alors qu’à l’origine ils venaient du Moyen Orient. Le cortège et l’adoration des Mages sont l’un des thèmes les plus traités dans l’art chrétien, permettant souvent à l’artiste de représenter sous leurs traits les commanditaires, les Médicis par exemple chez Benozzo Gozzoli.
L’Evangile de Matthieu nous dit que les Mages, avertis en songe, ne repassent pas voir Hérode comme celui-ci le leur avait demandé mais retournent directement dans leur pays. Différentes légendes remplissent le vide laissé après ce retour, les font devenir chrétiens et mourir en martyrs. Qui dit martyrs dit reliques. Inutile de rappeler l’importance du culte des reliques dans les premiers temps du christianisme et au Moyen-Âge. On était prêt à tout pour posséder des reliques, par dévotion d’abord, mais aussi pour le prestige politique et la prospérité économique qu’elles suscitaient, grâce aux pèlerinages. Selon les croyances du temps, sainte Hélène, mère de l’empereur Constantin Ier – premier empereur romain converti au christianisme, dont il favorisa l’essor par l’édit de Milan (313) -, aurait retrouvé les corps des Rois mages à Jérusalem vers 330 et les aurait fait transporter à Constantinople. L’empereur Constance les offrit en cadeau en 343 à Eustorge, évêque de Milan, qui fit édifier pour les abriter l’église des Saints Mages, devenue après sa mort la basilique Saint Eustorge. Objet d’une grande vénération, ces reliques attirèrent la convoitise de Frédéric Barberousse qui, lors du sac de Milan, s’en empara et ordonna, en 1164, à la demande de l’archevêque Rainald von Dassel, qu’on les transporte à Cologne, où elles sont toujours exposées dans un précieux reliquaire. Ce n’est qu’en 1904 que l’évêque de Milan put récupérer une petite partie de ces reliques.
Mais Brugherio dans tout cela? Ce que Frédéric Barberousse ne savait pas, c’est que trois phalanges des doigts des Rois mages ne se trouvaient plus à Milan, mais à Brugherio. Il existe toujours à Brugherio une « cascina », c’est-à-dire une ferme, appelée Cascina Sant’Ambrogio, du nom du Père de l’Eglise et évêque de Milan. Saint Ambroise, qui appartenait à une famille patricienne romaine, naît en 340 à Trêves où son père exerçait des fonctions dans la haute administration. Après la mort de celui-ci, Ambroise revient étudier à Rome et devient avocat. Nommé gouverneur des provinces d’Emilie et de Ligurie dont le siège était à Milan, il est amené à trancher un différend concernant la nomination de l’évêque (c’était l’époque de l’hérésie arienne). Le discours qu’il prononce est si convaincant qu’il est acclamé par le peuple évêque de Milan – alors qu’il n’est pas encore baptisé -. Sa sœur aînée Marcelline, à laquelle il est très attaché, le rejoint à Milan et s’installe à la campagne, à Brugherio, dans un endroit calme où son frère venait en villégiature l’été, comme c’était la coutume à l’époque. Là elle mène une vie pieuse et retirée avec d’autres « vierges ». Quand elle décide de fonder un monastère, Ambroise lui fait don de reliques, ces « ossicini » des Rois mages qui resteront à Brugherio, échappant ainsi à Barberousse. En 1613, diverses vicissitudes concernant ce monastère persuadent l’évêque de Milan Frédéric Borromée que les reliques seront plus à leur place dans l’église paroissiale de Brugherio, San Bartolomeo, où il les fait transporter et où elles sont encore aujourd’hui, exposées dans un reliquaire du XVIIIe siècle. Les phalanges se trouvent à l’intérieur de trois petites statues d’argent représentant les Mages, et elles n’étaient exposées à la vénération des fidèles que pour l’Epiphanie, fête pendant laquelle les habitants de Brugherio vont « a basaa gli umitt », c’est-à-dire envoyer des baisers aux petits hommes. Il a été décidé récemment de rendre visibles ces reliques en permanence, et les festivités ont débuté le 7 décembre 2012, jour de la saint Ambroise, patron du diocèse de Milan (la messe se célèbre toujours selon le rite ambrosien dans ce diocèse, mais pas à Brugherio) et ont duré toute l’année 2013, pour s’achever le 27 mai, 400ème anniversaire de la translation des reliques dans l’église San Bartolomeo.